Le Passement de Jambes : Une Métaphore du Système Éducatif Post-colonial
Il y a des moments dans la vie où la beauté du sport transcende le simple divertissement pour devenir une métaphore puissante de notre réalité sociale. Ces derniers temps, je me suis plongé dans les archives vidéo d'un joueur qui a marqué non seulement l'histoire du football, mais aussi mon imaginaire personnel : Ronaldo Luiz Nazário de Lima, affectueusement connu sous le nom de R9. Ce n'est pas un simple exercice de nostalgie – j'ai eu le privilège de le voir jouer en direct à la télévision, de vibrer à chacune de ses actions, de m'émerveiller devant son génie créatif. Parmi tous ses gestes techniques, un en particulier a capturé mon attention et m'a amené à une réflexion profonde sur notre société : le passement de jambes.
Le passement de jambes, dans sa simplicité apparente, cache une complexité stratégique fascinante. Imaginez la scène : le joueur fait passer sa jambe au-dessus du ballon, créant l'illusion d'un mouvement vers la gauche, alors que son véritable objectif est de partir vers la droite. Ce geste, répété parfois plusieurs fois, n'est pas qu'une simple feinte – c'est un art de la distraction, une manipulation subtile de la perception de l'adversaire. R9 avait perfectionné cette technique au point d'en faire une signature, un mouvement qui désorientait même les défenseurs les plus aguerris.
L'Éducation Coloniale : Un Passement de Jambes Institutionnalisé
Cette réflexion sur le passement de jambes m'a conduit à une réalisation troublante concernant le système éducatif en Afrique, et plus particulièrement dans mon pays, la République Démocratique du Congo. Le parallèle est saisissant : tout comme le défenseur qui se fait piéger par le mouvement trompeur du footballeur, nous, en tant que nation, sommes victimes d'un passement de jambes éducationnel magistral, hérité du système colonial et perpétué jusqu'à aujourd'hui. Je me souviens encore de mes années d'école secondaire, lorsque je tentais de comprendre la géographie de mon propre pays. La réalité était déconcertante : alors que la RDC regorge de richesses minérales stratégiques, notre éducation semblait délibérément nous détourner de cette réalité. Nous passions des heures à étudier en détail la géographie de l'Union européenne, à mémoriser les capitales de pays lointains, pendant que notre propre territoire, avec ses immenses potentialités, restait une terra incognita.
Ce n'était pas un simple oubli ou une négligence pédagogique – c'était, et cela reste, un passement de jambes stratégique d'une redoutable efficacité. Les programmes scolaires sont conçus pour nous éloigner des vérités fondamentales sur notre identité et nos ressources. Au lieu d'inculquer une compréhension profonde des enjeux économiques et sociaux qui façonnent notre quotidien, ils nous offrent une vision déformée du monde qui nous entoure.
Les Mécanismes Subtils de la Domination Cognitive
Le philosophe camerounais Achille Mbembe, dans ses travaux sur la postcolonie, souligne comment les systèmes de domination contemporains opèrent non plus par la force brute mais par des mécanismes plus subtils de contrôle des consciences. Le système éducatif hérité de la colonisation en est l'exemple parfait. En apparence, il offre une "culture générale", une ouverture sur le monde ; mais en réalité, il crée une forme d'aliénation cognitive profonde. Les étudiants congolais finissent leurs études en connaissant mieux les enjeux économiques européens que le potentiel de développement de leur propre pays.
Ce mécanisme est particulièrement pernicieux car il opère sous le couvert de la "qualité éducative" et de "l'ouverture internationale". Comme l'explique Joseph Ki-Zerbo dans son ouvrage Éduquer ou Périr, l'éducation en Afrique doit être repensée non pas comme un simple transfert de connaissances mais comme un outil essentiel pour libérer et développer nos sociétés. Malheureusement, le système actuel continue de privilégier une approche qui nous détourne des véritables enjeux du développement – tout comme le passement de jambes détourne l'attention du défenseur.
Les Conséquences Profondes du Détournement Éducatif
Les implications de ce passement de jambes éducationnel sont vastes et profondes. Nous formons des générations de jeunes Congolais qui, malgré leurs diplômes, ne comprennent pas véritablement les enjeux stratégiques liés à leur pays. Comment peuvent-ils devenir des acteurs du développement s'ils ne maîtrisent pas la cartographie des ressources nationales ? S'ils ne comprennent pas les chaînes de valeur potentielles ? S'ils ne saisissent pas les enjeux géopolitiques liés aux minerais stratégiques ? Cette situation crée un cercle vicieux où l'ignorance stratégique facilite l'exploitation continue des ressources par des acteurs externes.
Les multinationales et les pays étrangers peuvent ainsi maintenir leur mainmise sur nos richesses non plus par la force coloniale directe mais par le biais d'une forme plus subtile de domination : l'ignorance organisée. Comme le souligne Samir Amin dans ses travaux sur le développement inégal, cette situation n'est pas le fruit du hasard mais plutôt le résultat d'un système consciemment mis en place pour maintenir nos sociétés dans un état d'inertie économique et intellectuelle.
Vers une Réinvention Radicale de l'Éducation
La solution à ce problème ne peut pas se limiter à des réformes superficielles du système éducatif existant. Ce dont nous avons besoin est une réinvention complète et audacieuse de notre approche éducative. Cette transformation doit commencer par un état des lieux exhaustif concernant nos ressources et nos potentialités nationales. Il ne s'agit pas simplement de cataloguer nos richesses ; il faut comprendre comment elles s'inscrivent dans une vision globale et durable du développement économique.
L'éducation doit devenir une véritable stratégie nationale alignée sur un projet sociétal clairement défini. Cela signifie développer des programmes qui permettent aux apprenants non seulement d'acquérir des compétences techniques essentielles mais aussi d'intégrer ces connaissances dans une compréhension globale des dynamiques économiques locales et régionales. Il faut former des entrepreneurs audacieux et innovateurs capables d'imaginer et mettre en œuvre des solutions adaptées aux défis spécifiques auxquels nous faisons face.
L'Impératif de la Transformation Systémique
La transformation nécessaire va bien au-delà d'une simple amélioration superficielle « de la qualité » dans l'enseignement traditionnel. Comme l'explique Paulo Freire dans sa Pédagogie des opprimés, l'éducation doit être un outil d'émancipation plutôt qu'un instrument d'endoctrinement. Cela signifie repenser fondamentalement le contenu même de nos programmes scolaires ainsi que la formation dispensée à nos enseignants.
Il est impératif que cette transformation repose sur une vision claire du développement national sur 50 à 100 ans. Quels sont nos avantages comparatifs ? Comment pouvons-nous les valoriser ? Quelles compétences devons-nous développer pour y parvenir ? Ce sont ces questions cruciales qui doivent guider la conception future des programmes éducatifs – loin des modèles importés qui ne correspondent guère à nos réalités locales.
Conclusion : Au-delà du Passement de Jambes
Tout comme un bon défenseur apprend à lire le jeu et à anticiper les feintes sur le terrain, nous devons apprendre à reconnaître et à déjouer les passements de jambes qui continuent d'entraver notre développement collectif. L'éducation ne doit plus être perçue comme un mécanisme distrayant mais comme un puissant outil d'émancipation capable d'éclairer notre chemin vers un avenir meilleur.
Comme l'affirmait Thomas Sankara : « Nous devons accepter de vivre africain ». Cela implique que nous devons développer des systèmes éducatifs qui répondent véritablement aux besoins spécifiques du continent tout en valorisant nos ressources naturelles uniques. En préparant nos jeunes à relever les défis particuliers auxquels notre continent fait face aujourd'hui avec audace et créativité, nous pouvons transformer ce passement de jambes symbolique en une course déterminée vers notre propre développement.
Ainsi se dessine un nouvel horizon où l'éducation devient non seulement un vecteur d'apprentissage mais aussi un levier puissant pour bâtir un avenir où chaque Congolais peut s'épanouir pleinement dans son rôle d'acteur conscient et engagé au service du bien commun. C'est là que réside notre véritable défi : passer du stade passif au stade actif pour construire ensemble notre destinée collective avec fierté et détermination.